OCTOBRE 2020
« Une profession hautement fiable développe du retour d’expérience »
Comment un sociologue en vient-il à s’intéresser aux décisions absurdes ?
Au cours de ma carrière dans l’industrie, j’ai observé que des décisions absurdes étaient prises par des gens pourtant intelligents, ce qui m’a conduit à réfléchir aux processus qui pouvaient engendrer ce phénomène. Je m’intéressais aussi beaucoup à l’aéronautique.
Sur la base d’un matériau d’une cinquantaine de rapports d’accidents d’avion, après une analyse transversale, j’ai identifié trois grandes catégories d’erreurs : celles dues à la communication, celles dues à la coopération et, enfin, celles dues aux biais cognitifs. Le succès de mon premier livre m’a ensuite ouvert l’accès à différents univers : celui des porte-avions, des sous-marins, des guides de haute montagne et, enfin, des professions de santé, dont la vôtre.
Tous, quelle que soit la profession exercée, se reconnaissent dans les exemples que j’emprunte aux différents métiers.
Voilà qui nous autorise donc à vous demander quel regard on peut porter sur les mesures gouvernementales face à la crise sanitaire, dont certaines ont été considérées comme absurdes…
Commenter cette période a posteriori expose évidemment au risque d’être influencé par le biais rétrospectif. Mais à mon avis, l’absence du principe de « non-punition », autrement dit, la culture du blâme, a été dévastatrice. Elle a conduit les dirigeants à prendre des mesures de prudence excessive en accentuant le principe de précaution. Les dirigeants en font trop, car pèse sur eux la menace de la punition, du recours en justice.
Cela les conduit à des comportements de mauvaise politique. Par crainte de subir la critique parce qu’ils n’ont pas maintenu les stocks de masques, les politiques ont travesti la vérité. C’est une erreur. Les citoyens ont un niveau de compréhension que les politiques ont une fâcheuse tendance à sous-estimer…
Qu’entendez-vous par blâme ?
Le blâme ne s’applique pas uniquement à la politique. Il est général et il prend différentes formes. Il peut être judiciaire, médiatique ou électoral.
Un patient insatisfait peut changer de praticien et s’apercevoir qu’un problème lui a été dissimulé, qui pourra conduire au procès. Par peur du blâme, le praticien initial a en effet menti par omission. C’est une erreur.
Estimez-vous que notre profession est sensible à cette question de l’erreur ?
Vous m’avez invité comme conférencier à votre Journée consacrée aux décisions absurdes. Je relève que votre profession fait montre d’une grande ouverture d’esprit.
Chose assez rare, au cours de cette formation, des conférenciers sont venus présenter leurs propres erreurs. Que l’on puisse en discuter pendant toute une journée est remarquable et positif car, pour qu’un métier progresse, il doit s’interroger sur ses erreurs. Il est important de comprendre qu’une organisation (ou une profession) hautement fiable n’est pas une organisation qui ne fait jamais d’erreur.
C’est une organisation qui développe des processus permettant le retour d’expérience, le débat contradictoire, la circulation de l’information, autrement dit la communication.
Mais comment développer cette culture dans notre profession alors même que pèse la menace judiciaire ?
Le préalable indispensable est en effet de partir du principe de non-punition. La punition coupe court à toute communication. Mais dans les faits, la non-punition se pratique déjà au sein de votre profession car, pendant cette Journée de formation, quatre conférenciers ont pu présenter leurs erreurs devant leurs pairs. Et ils l’ont fait sans éprouver le sentiment qu’ils seraient désavoués par eux. Certes, les pairs sont plus à même de comprendre les erreurs éventuelles – et d’en profiter – que des non-initiés comme les patients…
Qu’est-ce que ce principe de « non-punition » au sein d’une organisation ?
La non-punition s’oppose à la culture du blâme.
Dans une compagnie aérienne, la punition sera formelle, avec plusieurs grades de sanction : remontrance, inscription au dossier, blâme, avertissement voire mise à pied temporaire, comme dans l’armée.
Mais il y a d’autres formes de sanctions beaucoup moins formelles.
C’est-à-dire ?
Vis-à-vis d’une assistante, une simple attitude – un geste d’agacement prononcé, par exemple – peut constituer une punition car l’assistante peut intérioriser cette punition, même si elle a été formulée via une communication non verbale.
À l’agacement, l’intimidation ou la colère du praticien, l’assistante répondra par de la rancœur, de la crispation ou par une attitude de fermeture face à la moindre remarque.
Bien sûr, il faut exprimer les choses « qui ne vont pas ». Mais pour ce faire, il est essentiel d’instaurer au préalable un bon climat avec l’ensemble de l’organisation.
C’est le préalable. Il permettra aussi de parler sans crainte de ses erreurs. Pour parvenir à cela, le chirurgien-dentiste doit abaisser son « gradient d’autorité » avec son équipe, une formule qui a cours dans l’aéronautique avec, par exemple, le « gradient d’autorité » du commandant de bord vis-à-vis du copilote.
Chirurgien-dentiste, assistante, secrétaire, prothésiste, correspondants : il y a beaucoup plus de « relationnel » que vous ne l’imaginez généralement dans l’exercice de votre métier. Vous n’êtes pas seuls face à la décision ou impliqués dans les erreurs.
Est-ce à rapprocher du rôle du conseil scientifique dans la crise de la Covid ?
Oui. C’est très bien d’avoir un conseil scientifique, mais pas sans qu’il y ait en son sein du débat contradictoire.
Constitué d’une majorité d’épidémiologistes, le conseil scientifique n’incluait pas de pédiatre, par exemple.
Les pédiatres ont très tôt observé, au travers d’études, que les enfants étaient faibles transmetteurs et faiblement contaminés.
Or initialement, les décisions ont été basées sur le principe que tout arrivait par les enfants. Il faut du contradictoire !
Les scientifiques auraient-ils été parfois de mauvais conseil ?
Nombre de scientifiques ont péché en présentant des hypothèses comme des certitudes. Beaucoup ont dit qu’il s’agissait d’une « grippette » ! Les épidémiologistes avaient déjà vu des coronavirus, mais certains ont été victimes d’un biais de confirmation car ils identifiaient ce qu’ils voyaient à ce qu’ils connaissaient déjà, en l’occurrence le SARS-Cov-1.
Si l’on ne vous montre qu’une seule face d’une pyramide dont chaque face est d’une couleur différente, vous direz que la pyramide est de la couleur que vous voyez. Cela vaut aussi pour l’erreur de diagnostic en médecine.
Et c’est parfois renforcé par le biais de confirmation parce qu’ensuite, on va rechercher des éléments qui soutiennent ce diagnostic initial erroné.
Que conclure qui pourrait sécuriser nos exercices ?
Il faut insister sur l’importance de la communication, en particulier avec le patient. Dans les organisations hautement fiables – et les chirurgiens-dentistes recherchent la haute fiabilité –, les erreurs sont certes parfois dues à des biais cognitifs, mais elles sont dans la majorité des cas liées au collectif, ou plutôt à l’absence de collectif.
Dans certaines situations, on doit pouvoir prendre l’avis de confrères plus spécialisés. Le niveau de fiabilité repose sur le collectif et sur l’institutionnel (la non-punition). Une étude a été conduite dans le service d’urgence de l’hôpital la Pitié-Salpêtrière. Le seul fait que le dossier d’un patient soit vu trois fois par jour pendant dix minutes par deux médecins entraînait une diminution de 50 % des erreurs médicales.
Vous voyez le bénéfice que constituent, simplement, dix minutes de réflexion à deux au lieu d'une réflexion isolée !
C’est ce que j’appelle la communication.
Propos recueillis par Philippe Milcent et Marc Roché