SEPTEMBRE 2023
Gabriel Zucman est Professeur à l’École Normale Supérieur (Paris) et à l’université de Berkeley (Californie), Prix du Meilleur Jeune Économiste de France (2018), Médaille Jonh-Bates-Clarck aux États-Unis (2023), auteur de la « Richesse cachée des Nations : Enquête sur les paradis fiscaux » (Seuil, 2023).
« Le vrai moteur économique a été l’investissement dans la recherche, l’enseignement, les biens publics, l’accès à la santé »
Vous êtes connu pour vos travaux sur les inégalités fiscales et vous avez conseillé Bernie Sanders lors de la primaire démocrate en 2015 aux États-Unis. Alors, comment interpréter le fait qu’un économiste ainsi classé à gauche travaillant sur la fiscalité se voit décerner en 2023 la prestigieuse médaille John-Bates-Clark aux États-Unis ?
Je veux préciser d’abord que même si, comme tout un chacun, j’ai mes propres opinions et sensibilités, je n’ai jamais été encarté ni rémunéré par aucun parti. J’échange avec des décideurs politiques de tous bords sur mes sujets d’étude. Sur le fond, je pense qu’il y a un retour du débat sur les inégalités et la fiscalité, notamment la répartition des prélèvements obligatoires. L’une des constantes de l’économie mondiale depuis 40 ans est l’augmentation des inégalités, observable à très grande échelle.
Cela a ranimé le débat sur la fiscalité. Jusqu’à quel point la fiscalité devrait œuvrer à corriger les inégalités de revenus ? En tant qu’écono-miste, je n’ai pas de réponse, mais je peux me rendre utile en fournissant des éléments pour alimenter un débat plus rationnel et éclairé.
Comment le spécialiste que vous êtes regarde-t-il la question du finance- ment de la formation, notamment initiale ? En France par exemple, une grande partie du budget de l’Université repose sur des fonds propres qui proviennent de la formation continue, par exemple les diplômes universitaires…
Il y a depuis des années une différence entre les dis- cours politiques et la réalité de l’évolution des financements publics dans l’enseignement supérieur et la recherche. En France, la dépense publique par étudiant s’est effondrée depuis une quinzaine d’années. C’est un problème pour la société française et son économie car le moteur essentiel du progrès économique et humain est l’accès le plus large à la formation et la connaissance.
Notre profession n’échappe pas à une certaine critique, parfois caricaturale, selon laquelle le but de certains serait de gagner de l’argent plutôt que de soigner des gens… Comment interprétez-vous cela ?
La question des gens exerçant un métier pour de seules motivations pécuniaires s’inscrit dans une évolution plus large. Depuis les années 1980, la vision idéologique du néolibéralisme – dans laquelle le moteur essentiel du progrès économique est la quête du profit individuel – a gagné en popularité. Il faut prendre cela au sérieux car cette vision a une cohérence interne même si, d’un point de vue historique, c’est beaucoup moins vrai. Si l’on regarde sur plusieurs siècles, le vrai moteur économique a été l’investissement dans la recherche, l’enseignement, les infrastructures, les biens publics, l’accès à la santé, etc. La coopération me semble être un moteur plus puissant que la quête individuelle du profit.
L’économiste Schumpeter ou encore le philosophe Castoriadis ont relevé les limites de nos économies capitalistes, entre autres pour des raisons systémiques ou anthropologiques. Et vous ?
Ils étaient tous les deux dans le vrai. Il est essentiel de ne pas « naturaliser » les institutions économiques. Le capitalisme n’existe pas comme une réalité éternelle, un concept pur. Il y a de multiples façons d’organiser l’activité économique dans le cadre d’une économie de marché, par exemple sans taxation du patrimoine ou avec une taxation progressive des revenus.
Le système social français semble être à bout de souffle avec une forte inégalité dans l’accès aux soins, dans un contexte où la notion d’exercice libéral des professions médicales paraît vidée de sa substance…
Je suis frappé par cette tendance depuis dix ans vers une privatisation de l’éducation, de la médecine et des soins, dont les financements sont limités dans la sphère publique alors même que les prestations se développent dans la sphère privée. Ce qui motive mes recherches, c’est précisément le financement du système public. En France, 50 % du revenu national sont consacrés à la fiscalité, c’est énorme. Du coup, comment augmenter les cotisations fiscales pour financer notre système public ? Selon moi, les acteurs économiques les plus puissants doivent contribuer de manière significative à ce prélèvement obligatoire.
Or, la contribution des grandes multinationales s’est effritée avec la concurrence fiscale internationale et les paradis fiscaux. En taux effectif d’imposition, nous sommes passés d’une fiscalité de 50 % dans les années 1980, à 10 à 20 % aujourd’hui. Pour les 75 plus grosses for- tunes françaises, le taux effectif d’imposition sur le revenu est en moyenne aujourd’hui de 0,2 % selon une étude de l’Institut des politiques publiques : la France est pour elles un paradis fiscal, et leur contribution au budget de l’État est insignifiante. Avant d’augmenter les cotisations fiscales du plus grand nombre, il faut d’abord se pencher sur les acteurs économiques les plus puissants, surtout quand ils sont peu ou pas imposés.
La réalité de la concurrence fiscale internationale ne serait donc pas celle que l’on croie ?
L’essentiel de mon travail depuis dix ans a été de documenter les évasions fiscales, la concurrence fiscale internationale, l’explosion des fortunes dans les paradis fiscaux, etc. Ce sont des réalités, mais pas des lois naturelles. Depuis les années 1980, on a fait ce choix de ne mettre aucune limite à la concurrence internationale. Ce sont des choix de politiques publiques. Le cœur du problème est là. Il y a en effet d’autres façons d’organiser la mondialisation. Or, le débat démocratique n’a pas eu lieu sur ces questions.
En pratique, quelles pourraient être les solutions ?
Un exemple. En 2018, la suppression de l’ISF s’est faite sur l’argument que, pour cause de concurrence fiscale, la France ne pouvait être le seul pays d’Europe à maintenir un tel impôt. Il existe pourtant des solutions, à mi-chemin entre le modèle américain, où vous êtes taxé sur la base de votre citoyenneté (vous devez payer toute votre vie un impôt aux États-Unis) et le système français où, lorsque vous vous expatriez, vous n’êtes plus imposable au 1er jan- vier de l’année suivante. On peut envisager une alternative en cas d’expatriation, un entre-deux : si vous avez toujours vécu en France et y avez gagné de l’argent, on peut imaginer que les impôts français continuent à s’appliquer pendant quelques années.
Quid de la fiscalité des multinationales ?
La façon actuelle de négocier les traités de libre-échange avec des sociétés internationales consiste à leur offrir des garanties, essentiellement le droit de propriété, mais sans contrepartie. Pourquoi ne pas exiger une imposition minimale ? L’idée étant que, pour qu’elles accèdent au marché européen, ces sociétés aient l’obligation de contribuer à notre système fiscal.
Propos recueillis par Marc Roché,
Président de la SOP