Le grand entretien avec Yves Agid

Le grand entretien avec Yves Agid

JANVIER 2018

Grand entretien avec Yves AGID, professeur de neurologie et de biologie cellulaire, membre fondateur et directeur scientifique de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM) qui regroupe 600 chercheurs à la Pitié Salpêtrière, à Paris.

« Le subconseint est très important en médecine bucco-dentaire »

L’un de vos chevaux de bataille consiste à faire entrer les sciences humaines et sociales à l’ICM…

En effet. La pratique fondée sur l’« Evidence based medecine », utile pour ne pas raisonner sur des fondements erronés, n’échappe hélas pas au risque de n’être qu’une « pensée qui calcule sans être une pensée qui médite », comme le disait Pierre Lecoz. Or les chercheurs doivent faire preuve de motivation et d’imagination.
Prenons les chercheurs en biologie fondamentale. Ils commencent leurs études puis entrent dans des activités automatiques sans avoir réfléchi à la conséquence de leurs actes, sans avoir conscience de leur action. Tous les chercheurs devraient avoir une vision de l’épistémologie de leur spécialité, de son histoire, de l’évolution de ses paradigmes.
Et de leur côté, les philosophes ou les sociologues devraient s’intéresser au fonctionnement du cerveau et posséder une bonne maîtrise des progrès des sciences cognitives. Nous avons besoin d’eux pour réfléchir sur les sciences. Pour cela, il est temps que les sciences humaines et sociales fassent l’effort de se fonder sur les progrès de la science, et en particulier sur ceux portant sur le cerveau et le système nerveux. Le cerveau les concerne au premier chef, si j’ose dire !
 

Vous avancez souvent que, dans la spécialité qui est la vôtre, vous apprenez beaucoup de chaque patient, par opposition aux études basées sur des grandes cohortes de patients…

Oui. Rappelons que Jean-Martin Charcot, à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire bien avant la résonance magnétique nucléaire, avait affirmé, via la clinique, que le parkinsonien était condamné au mouvement volontaire à perpétuité. De la même façon, des avancées ont été faites à partir de cas cliniques uniques.
Ces avancées, basées sur une sémiologie fine, ont concerné la schizophrénie par exemple, ou le mode d’action des anxiolytiques. Je crois beaucoup à l’étude de cas. Certes, les grandes cohortes ont leur intérêt, mais pour étudier la complexité du fonctionnement du cerveau, cela n’est pas d’une grande utilité. Il ne ressort rien quand on administre telle nouvelle molécule à un grand groupe, car le grand nombre introduit toujours une hétérogénéité.
 

La lecture de votre livre « L’homme subconscient : le cerveau et ses erreurs » (1), laisse à penser qu’en médecine bucco-dentaire par exemple, le subconscient joue un rôle fondamental…

Yves AgidOui. Le subconscient est très important en médecine bucco-dentaire pour réaliser les gestes complexes qu’exige cette pratique. Et cela n’est possible que sans avoir à y penser. C’est parce que ces gestes ont été appris et même « sur-appris » qu’ils sont réalisés de façon automatique à partir de petites séquences motrices mémorisées, et parce que les noyaux gris centraux façonnent le mouvement.
Le subconscient est également important pour des choses banales comme la marche : il suffit de songer au parkinsonien qui s’épuise à devoir penser pour déclencher ses mouvements de marche.
Enfin, l’importance des structures qui régissent ces fonctionnements automatiques, les noyaux gris centraux, est vitale. Ce sont les structures les plus archaïques du cerveau et on leur doit d’avoir permis la survie d’espèces apparues au cours de la phylogenèse, il y a 400 millions d’années.
Ils constituent un véritable « hub » qui, pour produire du mouvement, intègre les émotions qui proviennent du système limbique et de l’intellect qui vient du cortex. La subconscience a également pour propriété d’être présente en permanence et de refléter la personnalité puisque le mouvement produit intègre de l’intellect et de l’émotion.
 

Comment définir le subconscient d’une manière simple ?

C’est le « pilote automatique » par opposition à la conscience, « le témoin », et à la préconscience, « le pilote ». Le meilleur exemple en est la conduite automobile : tout en parlant, je conduis sans prêter attention à ce que je fais et j’aborde la place de la Concorde. Cela suppose une activité complexe qui implique de la motricité, des sensations multiples, des perceptions permanentes, des émotions contrôlées.
Les mouvements simultanés de mes lèvres pour parler et de mes membres pour conduire, sont subconscients, les mots que je choisis font appel au cortex et sont préconscients. Quand je choisis une file plutôt qu’une autre, je me libère de mon subconscient et deviens préconscient : je pilote. Et si, après coup, je réalise avoir échappé à un accident, je suis conscient, comme en position de témoin extérieur.
 

Vous dites que le subconscient reflète notre personnalité, mais jusqu’à quel point ?

La subconscience est une façon de penser, de ressentir, d’être… à notre insu ! On peut faire semblant, par un effort extrême de pré-conscience, mais le naturel revient au galop ! On ne peut pas bluffer son subconscient. Cela souligne que l’observation et l’écoute attentive, lors de l’entretien clinique, peuvent nous apporter beaucoup d’éléments.
Dès que le patient entre dans le cabinet, j’observe s’il laisse entrer son épouse avant lui ou pas, sa façon de s’exprimer, sa présentation plus ou moins soignée, les expressions de son visage, l’usage qu’il fait de ses mains, ses intonations, etc.
J’ai été formé à la neurologie et à la psychiatrie, ce qui m’est très utile au point que je me demande pourquoi ces deux spécialités sont aujourd’hui séparées tant elles sont intriquées en pratique. Quant au diagnostic, il se fait parfois en un instant, en regardant la démarche du patient, et selon le mode d’apparition du trouble qui motive la consultation, brutal, en une seconde, ou progressivement, en quelques semaines ou quelques mois.
 

Ne devenons-nous pas, à un certain moment, prisonnier de nos schémas « sur-appris » ?

Il est vrai qu’à un certain âge, il devient difficile de changer. L’apprentissage se fait par imitation, et même par mimétisme. Ainsi, la ressemblance d’un fils à son père peut être due à des expressions identiques plus qu’à une ressemblance des traits du visage.
L’enfant apprend la marche autour d’un an, et ses progrès sont très rapides. Ensuite, il apprend à faire de la bicyclette, et faire de la bicyclette, ça ne s’oublie pas ! Mais si vous avez un défaut sur votre revers au tennis, passé un certain âge, vous ne le corrigerez plus !
L’expérience montre que la plupart des individus se réfugient dans cette subconscience intentionnelle car elle se fait sans effort, sans crainte d’échouer, sans intention de créativité. On ne la cherche pas, elle s’impose. Elle est véritablement automatique. Cependant, les individus qui voudront évoluer ou s’adapter sauront se libérer de la facilité, du confort qu’elle procure. Seul le mode conscient leur permet de remettre en question de tels comportements parce qu’ils les jugent mortifères et qu’ils ont un but.
en fait, j’inverse la proposition de Descartes en : « Je suis, donc je pense ».

 

propos recueillis par Marc Roché,
président de la SOP

 

(1) « L’homme subconscient : le cerveau et ses erreurs » Éditions Robert Laffont (2013) (couverture ci-contre)
 

Pour aller plus loin, un entretien radiophonique avec Yves Agid sur France Culture :
https://www.franceculture.fr/emissions/jai-connu-le-bonheur/yves-agid-un-neurologue-inspire-par-romain-gary 



 

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