JUILLET 2017
« La France a fait le mauvais choix
de peu payer le corps médical »
La profession vit aujourd’hui un règlement arbitral coercitif.
Quelle analyse en faites-vous ?
La médecine libérale est morte depuis 1945 avec l’avènement de la sécurité sociale. Nous allons vers un système dans lequel nous serons payés pour un tiers pour notre travail administratif, pour un tiers pour les soins consentis aux plus déshérités et un tiers pour notre activité libérale.
Cela dit, je défends une médecine entrepreneuriale qui, à ce titre, investirait dans les moyens modernes mis à notre disposition par les nouvelles technologies. Il faut être innovant. Les Allemands ont réussi à mettre médecins et assureurs en phase. Si j’étais président de la République je créerais un ministère de l’Agroalimentaire, santé et environnement, car les trois domaines sont intimement liés, avec trois agences indépendantes constituées pour toute la durée du mandat présidentiel.
Vous avez été précurseur, en urologie, du développement des télémanipulateurs.
Un tel transfert de technologies est-il envisageable en médecine dentaire ?
Il est possible de faire une projection à 10 ou 15 ans mais pas au-delà. Car ce serait faire abstraction de la possibilité d’un nouveau choc technologique. À l’heure actuelle, j’interviens à deux mètres du patient endormi, mes mains ne pénètrent pas dans son organisme, je travaille avec un joystick devant une image agrandie. Une tumeur de dix millimètres sur un rein m’apparaît de la taille d’un ballon de football et je sais, grâce à l’imagerie, qu’en avançant, je trouverai l’artère que cache la tumeur.
Le télémanipulateur a rendu les interventions plus sûres, les suites plus simples et les complications plus rares, moins incapacitantes.
Dans votre domaine, il y a un obstacle lié à l’état vigile du patient, mais qui n’est pas insurmontable, c’est le mouvement intempestif par crainte ou anesthésie insuffisante. On peut imaginer, à l’instar de l’atterrissage des avions en pilotage automatique dans les turbulences, que soient mis en place des servo-contrôles instantanés.
Par ailleurs, on peut attendre qu’on obtienne des préparations plus nettes dans les zones inaccessibles, de la même façon que l’angulation du bras articulé de mon télémanipulateur me permet d’accéder à des zones qui me sont inaccessibles manuellement !
L’un de vos livres s’intitulait « La médecine sans médecin ».
Pouvons-nous imaginer une médecine dentaire sans chirurgiens-dentistes ?
Une autre difficulté avec un télémanipulateur va résider dans l’appréciation de la profondeur des lésions. S’il n’y a pas de doute : pas de souci. Mais en cas d’aléa, seule la main peut agir. On peut imaginer, puisque vous soignez et ensuite restaurez la forme de la dent, que la phase de soin qui correspond à la suppression des tissus lésés reste une phase manuelle, et que la phase de mise en forme relève du télémanipulateur. Il n’est possible de robotiser que ce qui est programmé.
Mais, entre le système expert et la main, quid de la responsabilité en cas de problème ?
La question mérite d’être posée mais elle sera vite résolue. La responsabilité deviendra systémique et partagée entre les constructeurs de robots et les utilisateurs selon leurs implications dans les dommages.
La vraie difficulté réside dans le profond chamboulement de nos métiers que va provoquer l’émergence des nouvelles technologies.
Mais il ne sert à rien de résister à l’innovation, elle s’imposera de toute façon ; nous devons donc l’accompagner.
Ces systèmes ne feront sans doute pas mieux que les meilleurs praticiens, mais ils aideront les moins bons à devenir meilleurs.
Cela les aidera à standardiser leurs pratiques.
Quant aux meilleurs, ils s’amélioreront aussi au contact des machines.
Les travaux d’André Leroi-Gourhan et de Gilbert Simondon, en ethnologie et en philosophie, vont dans ce sens en établissant la notion de processus d’individuation…
Oui, les neurosciences montrent que les nouvelles générations développent des facultés différentes à partir de la sollicitation de diverses aires du cerveau. Les cerveaux des jeunes générations ne sont plus les nôtres, ils s’adaptent au multitâche. Ils sont capables de faire plusieurs choses en même temps.
En revanche, à ne plus être sollicitées, d’autres aires peuvent s’atrophier. Une étude faite sur les chauffeurs de taxi New-yorkais montre que les plus jeunes, en utilisant une application de géolocalisation, ont des hippocampes statistiquement moins développés que les anciens qui travaillent avec leur connaissance des lieux. Qu’une machine aille plus vite et plus loin que moi ne me gêne pas. En revanche, augmenter mes capacités en me branchant sur une machine, c’est ce que je récuse dans mon dernier livre (1) car c’est nier la complexité du vivant qui, lui, intègre les données et les fait travailler ensemble.
Vous évoquez le recours à des techniciens, as du joystick, qui pourraient avantageusement suppléer le chirurgien.
Pourquoi pas le chirurgien-dentiste ?
Ce peut être une réponse à la pénurie de médecins ou à la désertification médicale puisque la télémédecine est aussi possible avec Internet et les outils connectés, qui permettent de constituer des dossiers consultables à distance. La délégation de tâches est inéluctable, car les outils numériques facilitent la prise de décision et la gestuelle. Mais je vois là aussi une façon de limiter le nombre d’actes effectués sans réelle justification par le praticien à la fois prescripteur et exécuteur.
Plus les outils deviennent moins invasifs et plus il est facile d’effectuer certains actes (échographie, examen DCT, etc.). Il est alors tentant, quand il faut acquérir un matériel coûteux, de l’amortir de la sorte. En fait, la France a fait le mauvais choix, celui de peu payer le corps médical, et cela aboutit à une inflation des actes surtout quand ils n’engagent pas trop la responsabilité du praticien. Il faudra bien payer les dentistes et les médecins pour qu’ils fassent peu et très bien !
Une grande partie des choses pourra être déléguée à des personnels intermédiaires de niveau licence et master, formés en alternance, avec des formations pratiques professionnalisantes. Les universités sont trop souvent ringardes, assises sur leurs certitudes sans répondre à la demande moderne avec un mode de sélection ridicule et hors de prix ! Il faut être pragmatique ! Un étudiant coûte 10 à 12 mille euros par an, il n’y en a que 7 500 de reçus pour 51 000 recalés, cela représente 500 millions d’euros par an mis à la poubelle. Il vaudrait mieux faire payer plus cher les droits d’inscription et avec ces 500 millions créer des bourses pour les plus méritants. Sans, bien sûr, aller jusqu’au système américain où les étudiants s’endettent pour leurs études jusqu’à l’âge de 45 ans !
Mais que restera-t-il de notre métier quand le robot et la CFAO feront la prothèse, l’hygiéniste la maintenance parodontale, l’assistante les empreintes, etc. ?
Il restera toujours à votre profession un certain nombre de gestes que vous ne déléguerez pas. Et il restera à nos professions médicales ce qui il y a de plus noble, la possibilité de transgresser, parce que nous serons au contact du patient et seuls à même de décider ce qu’il y a de mieux à faire pour un patient donné.
Transgresser car les recommandations – même avec le big data avec la capacité et la vitesse incommensurables de la computation – ne pourront jamais être aptes à imposer une décision thérapeutique prenant en compte l’humain.
Propos recueillis par Sylvie Saporta et Marc Roché
(1) Homo artificialis, Plaidoyer pour un humanisme numérique, Guy Vallancien, Éditions Michalon, 248 pages, 2017.