SEPTEMBRE 2017
« Les démarches gestionnaires
nient la professionnalité des dentistes »
Votre ouvrage « La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale » établit, comme son nom l’indique, un lien entre le taylorisme et le management.
Diriez-vous que les chirurgiens-dentistes, désormais soumis à la Classification commune des actes médicaux (CCAM) avec son aspiration à recenser tous les actes, sont eux aussi dans une logique taylorienne ?
Oui. C’est d’ailleurs la base de la démarche Taylorienne, sa pensée à l’état brut. Taylor procéde à un inventaire systématique de tout ce qui constitue un métier, et le décompose en opérations élémentaires et en autant d’étapes. Ainsi, il pense objectiver et quantifier l’activité du professionnel.
Mais tout cela repose sur l’idée que le savoir, et même le savoir-faire, sont un pouvoir et qu’il ne faut pas laisser ce savoir aux professionnels car on est censé les « manager ».
Sinon comment leur imposer une façon de travailler ? C’est la base de l’invention taylorienne. Dans l’idée de Taylor, le professionnel a tendance à imposer les règles de son métier – son ethos professionnel –, et il est confronté au manager, qui a des objectifs qui relèvent d’une autre logique.
Pour Taylor, les ouvriers défendent leur intérêt, s’économiser, ce qui les conduit à pratiquer la « flânerie systématique » et, en représailles, le patron, qui ne connaît pas le métier, ne peut intervenir que sur les tarifs, qu’il va baisser. Et c’est le consommateur qui en pâtit : en effet les ouvriers travaillant à un rythme peu soutenu ne permettent pas à la productivité de se développer.
On se trouve donc dans le cadre d’un marché de produits réduit, ce qui lèse les consommateurs américains. Taylor se veut le défenseur du bien commun et, pour sortir de cette impasse, il fait intervenir la « science » qui est réputée neutre, univer selle et objective.
Comment procède-t-il ?
Il envoie des ingénieurs formés dans les grandes écoles américaines pour chronométrer les différentes phases d’une production. Ainsi, il préconise de décomposer les métiers en opérations élémentaires et prétend substituer la science au conflit.
Mais la science dont il s’agit n’est qu’une pseudoscience car elle n’invente rien. C’est l’appropriation d’un corpus de connaissances développé par les ouvriers pour les transformer à l’aide d’outils aussi simples que la règle de trois. Les ingénieurs s’emploient à décortiquer les opérations complexes en gestes simplifiés et répétitifs qui, ensuite répétés régulièrement, aboutiront à plus de rapidité et de dextérité mais, surtout, à plus de rentabilité.
Ce procédé de fragmentation sera repris par Henry Ford, qui introduira la chaîne et automatisera la production. Les logiciels fonctionnent sur le même principe de fragmentation et, contrairement à ce que pense le public, la pensée taylorienne est toujours d’actualité. Elle s’applique à tous les métiers, dont le vôtre.
Mais Taylor va plus loin car il a compris que, confrontés à la pratique, les hommes de l’art développent de nouveaux savoirs et de nouveaux savoir-faire qui s’adaptent aux évolutions pratiques. Taylor préconise de récupérer ces savoirs en permanence puisque l’on a affaire à des processus dynamiques qui évoluent en permanence et se reconstruisent constamment. A cette fin, il prône la constitution de groupes de discussion qui ont le même rôle que les cercles qualité que nous avons connus dans les années 1980.
Le taylorisme s’appliquerait donc aussi à des travailleurs qui ne sont pas salariés ?
Oui. Il est intéressant de constater que les détenteurs des moyens numériques cherchent à imposer ces formes de subordination des professionnels qui ne sont pas inscrits dans le salariat. On peut l’analyser au travers de ce qu’est l’uberisation. Car on peut parler de subordination quand on vous impose le type de véhicule, sa couleur, le mode de paiement, la tarification ou encore si vous travaillez sous la menace d’être déconnecté en cas de refus de deux ou trois appels.
L’Urssaf cherche d’ailleurs à requalifier ces modes d’exercice en emplois salariés.
Une véritable modernisation conduirait, non pas, à raboter les droits des travailleurs en dehors du salariat, mais à débarrasser les salariés de la clause juridique de subordination qui leur impose une obéissance sans faille à leur hiérarchie et direction tout en maintenant, et même développant les droits et garanties dont ils bénéficient en tant que salariés. Cela reviendrait à respecter leur professionnalité et à instaurer des espaces de délibération collective pour définir les méthodes de travail et résoudre les problèmes.
Quelle différence voyez-vous entre ergonomie et taylorisme ?
L’ergonomie de Wisner, qui était médecin et directeur de laboratoire au Conservatoire national des Arts et métiers (Cnam) – il est décédé en 2004 –, est centrée sur le geste. Elle part de l’humain avec pour objectif que le travail soit moins coûteux psychiquement et physiquement. Taylor avait certes des préoccupations ergonomiques puisqu’il disait que ça ne sert à rien de casser l’individu. Mais son objectif était de transformer l’activité en moyen de gagner en productivité.
Et tout le reste de la société est pensé en fonction de cela. Le capitalisme est prédateur, or, tout comme pour les contraintes écologiques, il faut prendre en compte les contraintes humaines et sociales.
Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui, notre profession connaît la proportion de burn-out la plus élevée de toutes les professions médicales ?
Les chirurgiens-dentistes commencent à souffrir de la défiance que les patients ont vis-à-vis des propositions de traitement qui leur sont faites et, comme d’un autre côté les démarches gestionnaires nient aussi votre « professionnalité », cela fait beaucoup ! Toutes les démarches gestionnaires que l’on voit fleurir dans le monde hospitalier et de la santé sont inspirées par l’idée que n’importe quel gestionnaire qui dispose des meilleurs consultants et des meilleurs logiciels basés sur les meilleurs algorithmes est capable de se substituer, dans n’importe quelle décision, à un professionnel.
En pensant qu’il peut s’emparer de tout un corpus professionnel pour en faire quelque chose au nom d’une idéologie du bien supérieur, le gestionnaire développe une omnipotence qui va jusqu’à l’idée selon laquelle il s’occupe mieux de la santé des gens que les professionnels ! C’est ainsi que j’ai pu entendre un numéro 2 ou 3 de la SNCF dire textuellement : « N’importe quel cheminot qui fait son métier depuis 10 ou 20 ans pense qu’il connaît son métier mieux que moi ! » (1).
La « professionnalité » et le métier, c’est ce que défend la SOP via une formation continue libre et indépendante…
Oui, mais la professionnalité est reléguée au titre d’archaïsme ! Elle est entachée de ce soupçon, avec l’idée que l’accélération temporelle fulgurante rend les savoirs obsolètes, et que l’éthique professionnelle doit s’adapter. Nous sommes dans la temporalité de la gestion et non plus dans celle de l’éthique professionnelle. Les gestionnaires fonctionnent dans la pensée abstraite et ne veulent surtout pas aller sur le terrain ; le management est désincarné.
Un professionnel est caractérisé par le métier et l’expérience et, pour un gestionnaire, l’expérience ne sert à rien, elle n’est que poids et entrave.
Poids et entrave à quoi ? Au progrès ?
Le progrès, en soi, est un mot qui ne veut rien dire ! C’est comme le changement ! Le progrès doit toujours se faire au nom de l’humain, il doit se faire en misant sur la qualité de l’engagement professionnel des femmes et des hommes, en prenant en compte leur éthique et leur expérience.
Avant que la CCAM ne devienne applicable dans notre profession, on pouvait entendre : « Travaillez vos HN pour ne pas travailler à la chaîne ! »
La CCAM est un mode de management. Aujourd’hui, il y a un décalage total entre d’un côté la rhétorique managériale, qui nous présente le monde du travail comme un monde de la créativité, du courage, de l’initiative, de l’audace, de l’autonomie, de la liberté – une liberté qui nous fait grandir – et, de l’autre côté, une réalité où les gens sont asservis, infantilisés par des nomenclatures, des dispositifs de bonne pratique, des recommandations, etc.
En cela, cette rhétorique reste fidèle à l’esprit de Taylor pour qui il n’y a que « One best way » : une seule manière optimale pour tout. Mais elle omet que Taylor avait conscience que ce sont les « effecteurs » qui font évoluer, progresser les métiers, qui développent de nouveaux savoirs.
Cette pensée taylorienne est hégémonique, c’est la pensée unique qui utilise une novlangue et fournit un prêt-à-penser réduisant le professionnel au rôle de simple exécuteur.
L’inverse de ce qu’est un praticien ?
Absolument ! Par exemple, un chirurgien est soutenu par des procédures très présentes, mais elles sont là pour le libérer, elles calent les choses de façon à ce qu’il dispose de son expérience pour faire face à l’imprévu. Ces procédures permettent un espace de liberté où chacun peut s’exprimer, permet à l’individu de se constituer, et à un commandant de bord de sauver un avion !
Propos recueillis par Marc Roché,
président de la SOP
(1) Cité dans «La comédie humaine du travail : de la déhumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale». Éditions Eres. Prix 2015 de l’Écrit Social.