MARS 2018
« L’innovation disruptive dans les systèmes de santé »
Tout le monde emploie à l’envi le mot « disruption », mais dans votre livre, New *, vous revendiquez une antériorité puisque, en 1992, l’agence de publicité TBWA, dont vous êtes le président, déposait la marque « Disruption ».
Alors, c’est quoi la disruption ?
Pour TBWA, la disruption est une méthode de travail qui se propose d’aider les entreprises – toutes les entreprises – à imaginer des stratégies inédites, des stratégies de rupture. Pour nous, c’est un concept en amont. Pour les autres, c’est un mode d’observation en aval. Là réside toute la différence.
Pourquoi disruption plutôt que rupture ?
Le mot rupture porte en lui une négativité or, disruption vient du latin « disrumpere », rompre. S’il n’existait plus en français, ce mot était toujours employé en américain, mais seulement dans des cas bien particuliers comme celui d’un tremblement de terre.
Bien qu’il ait en cela une connotation négative, ce mot permet d’atténuer la brutalité qu’indique la rupture puisque le suffixe « tion » signale une action et indique un processus en cours, évolutif. Si l’on établit un parallèle avec votre profession, la disruption est à la rupture ce que la dentition est à la denture. On agit orthodontiquement plus facilement en dentition qu’en denture ! Le champ des possibles reste donc ouvert !
On a l’impression que ce mot prête à confusion…
Cela provient du succès de librairie qu’a connu Clayton Christensen, un professeur de Harvard, avec un ouvrage dans lequel il prédisait, cinq ans avant qu’il ne survienne, l’échec de Kodak (qui n’a pas cru en l’avenir de la photo numérique), et où il prévoyait ce qu’allaient devenir les start-up. Il émit une théorie de la disruption qui, selon lui, était par essence destructrice et n’attaquait les marchés que par le bas.
Cette théorie est fausse et, de surcroît, elle limite le champ des possibles. Elle est fausse pour Apple, qui a toujours été disruptif avec des produits haut de gamme (iMac, iPod, iPad). Fausse aussi lorsque Procter & Gamble innove avec un produit comme Swiffer, qui ne détruit pas un marché mais en crée un nouveau. La disruption n’est pas forcément destructrice et n’intéresse pas uniquement la nouvelle économie née du numérique ; elle intéresse toutes les entreprises, et même au-delà des entreprises.
Votre concept de disruption serait-il une réponse à la fois à la résistance au changement et à l’injonction au changement ?
Si l’on veut. La « disruption » sous-entend des échanges transversaux, une réflexion, mais c’est surtout, une stratégie et une méthode. Une stratégie de rupture par rapport à des habitudes ou un fonctionnement conventionnel. Et une méthode en trois étapes, qui se déclinent comme suit : convention, vision, disruption.
La convention est un bilan, un état des lieux de nos fonctionnements, de protocoles jamais remis en question, dits conventionnels. La vision constitue le projet, une nouvelle façon d’imaginer son futur.
La disruption peut se définir alors comme « l’idée qui va accélérer le passage entre la convention remise en cause et la vision nouvelle » innovante.
Car il y a deux modes de développement internes. Le premier, dit incrémental, à partir de produits existants, et le second, lié à l’innovation, celle qui assure la pérennité de l’entreprise le plus sûrement.
Dans le domaine médical, en qualité de président de la Fondation de l’Académie de Médecine, vous avez signé une tribune intitulée « L’innovation inversée, un espoir pour la santé mondiale »**…
Oui. Mon propos était – et est – de dire qu’avec l’augmentation de la durée de vie et l’émergence des classes moyennes à l’échelle mondiale, les systèmes de santé de la plupart des pays occidentaux sont dans l’impasse.
La question qui se pose est : comment améliorer à moindre coût nos systèmes de santé ?
Une partie de la réponse viendra des pays du Sud, où les scientifiques sont davantage ouverts aux innovations de rupture et ont appris à faire plus avec moins.
Quelles sont les applications de cette innovation inversée ?
L’innovation inversée ou innovation frugale c’est, par exemple, un électrocardiomètre mis au point dans le centre de recherche chinois de General Electric. Il assure 80 % des fonctions d’appareils dix fois plus chers.
Ou encore le Cardiopad, une tablette tactile qui vient du Cameroun. Dans des zones très reculées, elle permet de faire en moins d’une demi-heure un examen cardiaque qui est ensuite transmis à un réseau de cardiologues. On voit l’intérêt d’importer ce type d’organisation dans nos déserts médicaux !
Ou encore, c’est la constitution d’un corps d’auxiliaires de santé issu du même cadre de vie que les patients. Après sa mise en place en Haïti et au Rwanda, cette solution a permis de faire baisser les dépenses de santé de 36 % dans les quartiers défavorisés de Boston où elle a été aussi appliquée.
La disruption, c’est également aller là où l’on n’est pas attendu ?
Oui, on peut aussi, dans le même esprit, définir un sous-ensemble à la disruption qui consisterait à sortir de l’alternative, à ne pas rester dans un choix binaire mais à ouvrir une troisième solution.
Par exemple ?
C’est le « En même temps » d’Emmanuel Macron, qui lui vient, à mon sens, de sa proximité avec Paul Ricoeur.
C’est la troisième voie. En cela, il est disruptif. Il applique la stratégie de la rupture pour éviter d’avoir à choisir entre une voie ou une autre.
J’y avais consacré un article publié dans Libération très vite après l’élection, le 18 mai 2017. J’y commentais un documentaire sur la campagne d’Emmanuel Macron diffusé sur TF1, où le futur président avait manifesté de l’intérêt pour la proposition d’assouplissement de la loi des 35 heures exposée par Daniel Cohn-Bendit : 40 heures pour les plus jeunes et 30 heures pour les plus âgés.
J’écrivais : « Ce qui me paraît intéressant dans cette proposition, c’est qu’elle permet, comme beaucoup d’idées de rupture, d’aller au-delà d’une alternative. Dans le cas présent, être pour ou contre les 35 heures. Elle garde cet acquis sans le garder, le supprime sans le supprimer. »
Une telle attitude permet d’échapper à la tyrannie de l’alternative et ouvre le champ des possibles, elle libère des approches conventionnelles pour aller vers des solutions transgressives. C’est disruptif !
Lorsque la SOP, société scientifique de formation continue, a créé le JSOP comme média pour ses membres et toute la profession, peut-on dire qu’elle était disruptive ?
Absolument, on est bien ici dans du disruptif !
Propos recueillis par Marc Roché,
président de la SOP
* New : 15 approches disruptives de l’innovation, Jean-Marie Dru, Pearson éd., 2016.
** « L’innovation inversée, un espoir pour la santé mondiale », paru en août 2017 dans Les Échos.
Jean Marie Dru est président de l’agence de publicité TBWA, président d’Unicef France et président de la Fondation de l’Académie de Médecine.