Le grand entretien avec Cynthia Fleury (première partie)

Le grand entretien avec Cynthia Fleury (première partie)

JANVIER 2020

Cynthia Fleury est professeure titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).
Elle est l’auteure, entre autres, des ouvrages suivants : 
« Le soin est un humanisme », éd. Gallimard, coll. Tracts. 
« La Fin du courage », éd. Le livre de poche, coll. Biblio essai,
et « Les Irremplaçables », éd. Folio, coll. Essais.

 

« Le praticien a une légitimité, mais n’est pas toujours crédible »

Vous êtes philosophe, psychanalyste, professeure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire Humanités et Santé. Dans votre petit opuscule, Le soin est un humanisme*, vous insistez sur le « soin de soi ». 

Prendre soin de soi n’est pas évident, cela demande une estime de soi, une considération pour soi-même.
Il existe beaucoup de personnes qui ne s’autorisent plus à se considérer comme un objet de soin, et donc nécessairement pas comme acteur de leur soin.
Sans parler du problème des moyens financiers pour faire cela. Prenons le cas de l’hygiène buccale, elle est souvent laissée de côté alors que la question du sourire est socialement, identitairement clé, sans parler du fait que la santé des dents est absolument déterminante dans la santé tout court.
Le cercle vicieux commence, car moins l’on prend soin de soi, moins l’on a envie de le faire. Les patients se laissent dépérir. La bouche est un univers classique de contournement du soin, tant les soins dentaires sont chers. Or, de nouveau, la bouche est un organe essentiel : c’est le lieu de la verbalisation, celui de la communication interpersonnelle. Le sujet, parce qu’il est comme empêché dans son énonciation, se replie. J’ai souvent orienté dans ma pratique clinicienne des patients vers un dentiste. Cela permet de récupérer la luminosité d’un visage, par le sourire notamment, et simplement la confiance.

 

Et que disent les dents – blanches, de préférence… – que montre le sourire ?

Cynthia Fleury - Perkins

Il y a une demande sociale pour des dents de plus en plus blanches. Ce qui se joue, c’est l’accès à un statut social, à une forme de reconnaissance et d’acceptation sociales. C’est de la rivalité mimétique de base, une demande narcissique. Nous sommes de plus en plus soumis à un monde d’images, et chacun veut essayer – c’est assez compréhensible – d’être le plus charmant sur celles-ci. Cela n’a pas grande importance. Il est vrai qu’avoir un beau sourire procure de la « stabilité ».
Quand je dis orienter des patients vers les dentistes, je pense précisément à cette vertu résiliente du sourire. Très souvent, ces patients ont été dans le déni d’eux-mêmes, ils se sont oubliés ; parfois ils sont même dans une conduite victimaire parce qu’ils se sentent rejetés, alors qu’ils participent de ce rejet par le manque de soin qu’ils portent à eux-mêmes. Une fois la bouche remise en état, souvent la dynamique de réparation se relance, l’image de soi est meilleure et le désir d’avancer recommence.

 

Comment regardez-vous le comportement des patients aujourd’hui ?

En analyse, il y a pas mal d’ambivalences : ils arrivent en voulant déjà repartir (« J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps »). Ils peuvent être consuméristes, en annulant une demi-heure avant la séance. Parfois, ils peuvent être agressifs. Tout dépend du transfert, de ce qui se joue au niveau du réveil pulsionnel dans la séance. Il faut savoir apaiser le patient afin qu’il consente au premier soin qu’il va se porter à lui-même.
J’imagine que chez le dentiste, le patient n’est pas nécessairement heureux d’être là, et le fait savoir : « Je ne vous aime pas », « Ne me faites pas mal » ou « J’ai déjà mal ». Là, le praticien doit faire baisser cette tension et cette peur de la douleur. Vous, vous avez l’anesthésie, mais en analyse, il n’y a pas cet outil.

 

Parfois les patients ne verbalisent pas ou ne disent pas le fond de leurs attentes…

Oui, et c’est pour cela que l’usage de l’écoute est nécessaire. La métaphorisation est très intéressante, le praticien peut dire au patient de trouver les mots qui lui conviennent et lui proposer de faire un travail de traduction, de compréhension. C’est de la reformulation mais attention, ce n’est pas de la « déformulation ».
Cette reformulation est faite avec le patient en vérifiant que l’on ne se trompe pas. C’est la meilleure façon d’éviter les malentendus et aussi les déceptions, voire les erreurs de diagnostic ou d’indication.

 

Doit-on toujours accéder aux demandes des patients ?

Bien sûr que non, mais on doit toujours offrir une écoute au patient, et ne pas « juger » tout de suite sa demande, chercher à l’inverse à l’expliciter avec lui. Il n’est pas impossible que le patient ne soit pas convaincu de sa demande.
Donc, l’écoute, l’accueil de sa parole, sont essentielles sinon le patient va pratiquer une autocensure, et ce sont là des problèmes pour plus tard, en créant par exemple des malentendus ou des attentes déçues.

 

Mais lorsque nous sommes confrontés à des attentes que nous ne sommes pas en mesure de satisfaire, comment faire venir le patient à une solution réaliste ?

Le temps et la qualité de colloque singulier sont dédiés à cette tâche. Vous ne pouvez pas dire « Ça n’est pas possible » sans déplier les causes du « ça n’est pas possible ». Sans quoi il y a un ressenti d’arbitraire voire d’injustice. En dentisterie, l’enjeu est d’essayer de voir si une alternative thérapeutique serait acceptable et, ensuite, de définir comment accompagner un devis élevé, gérer des délais contraints ou aborder la crainte voire la douleur, par exemple.

 

Vous introduisez dans votre ouvrage la notion de « consentement bafoué ».

Oui, il y a des faux consentements, qu’il s’agisse de la fabrique de consentements par manipulation ou encore de faux consentements par absence d’alternative, car un consentement se donne face à un vrai choix. Enfin, il y a les faux consentements qui résultent d’une incompréhension liée à un manque de temps, à un malentendu.



La difficulté ne réside-t-elle pas aussi dans le fait que le patient ne peut pas véritablement éprouver ce que nous lui expliquons, par exemple, une réhabilitation prothétique lourde passant par plusieurs étapes chirurgicales.

Oui, et c’est pour cela qu’en oncologie – et c’est peut-être une chose que les dentistes devraient envisager – nous travaillons beaucoup avec des patients-experts.
Les patients sont très intéressés par ce que dit l’oncologue mais ensuite, ils veulent un discours de vécu, celui d’un patient qui peut expliquer les effets secondaires, qui peut dire lui-même ce qui a déterminé ses choix et comment il a arbitré. Le patient-expert a une crédibilité que n’a pas le médecin. Le médecin a une légitimité, mais il n’est pas toujours crédible.

 

Vous insistez aussi sur la nécessaire implication du patient.

Impliquer le patient dans sa santé est fondamental. La prévention, qui bénéficie d’un investissement trop faible – 2 % du budget de la santé – est essentielle, surtout dans une société comme la nôtre d’allongement de la vie, et de pression sociétale forte sur la vieillesse. Promouvoir l’éducation thérapeutique est déterminant, surtout avec le tournant ambulatoire de la chirurgie. Le numérique sera d’une grande utilité pour la collecte des données, le suivi postopératoire, la prévention continue. Tout projet de santé doit être holistique, et se rappeler cette vérité première : nous soignons des personnes malades et pas des maladies.
 

 

Propos recueillis par Marc Roché,
président de la SOP

 

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